L’ancrage local, clef d’une croissance maitrisée ?
La croissance est un écueil paradoxal pour les entreprises : si elle constitue bien le moyen et le symptôme de la performance économique ou commerciale, la croissance pour elle-même présente aussi le risque d’une détérioration ou d’une distension de la relation client. Une clientèle plus nombreuse, plus hétérogène ou plus éloignée nécessite bien souvent d’adapter son business model. À défaut, le danger est bien celui d’entamer un des fondamentaux de l’entreprise : la qualité de la relation client.
La croissance à n’importe quel prix ?
Nombre d’études confirment que la croissance n’est pas forcément un signe de développement sain et créateur de valeur, si cette croissance n’est pas accompagnée de rentabilité. Les entreprises en très forte croissance qui ne s’assurent pas d’un niveau de rentabilité suffisant réussissent moins bien que celles qui « sécurisent » leur profitabilité avant de penser à une croissance forte (1). Une entreprise en croissance peut ainsi finir par connaître des difficultés, du fait même de cette croissance. Le cas n’est pas rare, que ce soit dans le cadre d’une absorption par un groupe ou d’une croissance externe débridée… Adoption d’outils CRM de plus en plus désincarnés, montée en puissance des directions fonctionnelles au détriment des équipes opérationnelles, changement de gouvernance, dilution des métiers, perte de cohésion entre les différentes unités locales : le premier écueil lié à la croissance d’une entreprise, c’est la rupture du lien de proximité avec le client. En somme, comment maîtriser sa croissance tout en préservant la relation client ? Avant tout, ne pas oublier d’où on vient : rien ne remplace l’ancrage local permettant à des PME de trouver des clients et de les fidéliser dans des zones de chalandise données, la proximité géographique se faisant garante de la qualité de la relation client. Car il est des métiers de service dans lesquelles cette dimension est déterminante.
Ancrage local et gouvernance
C’est précisément ce qu’avait oublié GRDF… avant d’y revenir. Le réseau de distribution de gaz naturel s’est associé au projet l’association Orée qui a lancé en septembre 2017 l’Indicateur d’interdépendance des entreprises à leur(s) territoire(s) d’implantation (IIET). Illustration de son ancrage local, GRDF a créé une filière d’économie circulaire dans la métropole lyonnaise dans laquelle une partie des biodéchets liés à l’activité économique du territoire est valorisée par la fabrication de gaz. « Cela bouleverse complètement notre business model et contribue à révolutionner le système énergétique qui s’oriente vers un modèle plus décentralisé. Nous redonnons la main aux acteurs locaux pour décider du mix énergétique sur leur territoire », témoigne Catherine Leboul-Proust, directrice stratégie chez GRDF. Une idée qui fait aussi son chemin chez Air France-KLM, dont la préoccupation est de mieux gérer les plaintes relatives au bruit en instaurant un dialogue avec les associations de riverains… Comme l’explique Caroline Alazard, entrepreneure et présidente du groupe de travail « ancrage local des entreprises » : « Les travaux d’Orée tendent à montrer que plus l’entreprise est ancrée localement, plus elle en retire de la valeur économique qui lui profite tout en profitant à tous » (2).
Culture du service
D’autres métiers n’ont rien oublié quant à l’importance de la proximité, mais ils doivent parfois prendre des chemins détournés pour maintenir le lien. Il s’agit bien souvent de ces métiers qui ne craignent rien face à la robotisation ou aux intelligences artificielles, parce que, quoi qu’il arrive, il faudra toujours des techniciens sur le terrain pour « faire le job ». C’est le cas, par exemple, de Quietalis, sur le marché français de l’installation et la maintenance de cuisines professionnelles dans diverses collectivités (hôpitaux, prisons, écoles, restaurants d’entreprise, restaurants gastronomiques…). Reprise en 2016 par Vincent Stellian, cette entreprise s’est réorganisée progressivement pour ne pas sacrifier la relation client et son ancrage local sur l’autel de la croissance. En rupture avec la phase de croissance externe qu’a connue l’entreprise avant ce rachat, Vincent Stellian s’est appliqué à renforcer ses fondamentaux tout en pérennisant la croissance : « Quietalis a longtemps pâti d’un manque de cohésion dans son approche client, fruit d’un regroupement d’entreprises qui ne partageaient pas forcément une vision commune autour d’une stratégie client claire […] Le groupe Quietalis, fusionné en 2017, un an après mon arrivée, s’appuie aujourd’hui sur cinq directions régionales et vingt agences locales qui partagent la même stratégie et la même vision de ce que signifie “qualité”, aussi bien en termes de formation que de relation client, ou d’exigences techniques sur les équipements ».
Compte tenu des différences entre des PME locales nouvellement réunies sous la bannière nationale Quietalis, Vincent Stellian a fait le choix d’uniformiser et de standardiser le management de la relation client au niveau groupe dans un premier temps, avant d’en confier les rênes aux différentes antennes régionales et locales. L’idée qui a prévalu chez Quiétalis est bien celle d’un nivellement par le haut des best practices, puis d’une délégation aux échelons de terrain, seuls à même de gérer efficacement une relation avec des clients locaux à chaque fois différents, pour des produits sur-mesure. « La clef du sur-mesure, c’est la connaissance du client : ses attentes précises, ses contraintes et ses particularités sont les données indispensables qu’il nous faut récolter pour délivrer en retour une prestation adaptée […] C’est le rôle qui revient à nos directeurs d’agences locales et à leurs équipes de techniciens. Ce sont eux qui portent sur leurs épaules les clés de cette relation client sur mesure, raison pour laquelle ils disposent d’une grande liberté d’action dans leur zone », complète le PDG de Quiétalis (3).
Esprit de proximité
Même esprit de proximité chez une championne de la distribution alimentaire, Picard Surgelés, dont le nombre de magasins ne cesse de croître à travers tout le pays. Philippe Dalliez, son PDG, dévoile le secret : « En prenant les commandes de Picard fin 2015, j’ai découvert un sens du service remarquable. Ce n’est pas un message rabâché par la direction. Nos responsables de magasins se vivent comme des commerçants de proximité, et cette culture du service se transmet des anciens aux nouveaux assez naturellement. Cela tient aussi au management chez Picard : nous avons très peu de niveaux hiérarchiques, une organisation très simple » (4). Fort de ce sens du service, le réseau des magasins PICARD souhaite conquérir les zones rurales et offrir plus de proximité à ses clients des petites villes en ouvrant de quinze à vingt nouveaux points de vente par an (5). En arrière-plan un calibrage précis de l’ancrage local jugé idéal : « Nous ciblons des villes de plus de 10.000 habitants, sur une zone de chalandise d’environ 15.000 ménages. Nous continuons d’ouvrir des succursales dans Paris et sa banlieue, à Lille, Nantes, Bordeaux et dans toutes les grandes agglomérations. Et pour les villes plus petites, nous choisissons plutôt la franchise. Nous avons donc deux réseaux qui se développent en même temps, avec des critères d’implantation bien distincts », confie Yvan Audiau, responsable de la franchise chez Picard (6).
Cependant, le sens du service ne se décrète pas. D’autres enseignes alimentaires réduisent leur maillage territorial, le dernier exemple en date étant celui de Carrefour Proximité qui ferme 273 boutiques ex-Dia et licencie près de 1300 personnes. Pour Alexandre de Palmas, un ancien de Casino et d’Elior devenu directeur exécutif de la branche proximité de Carrefour, leader en France de la franchise alimentaire, l’enjeu est de défendre l’implantation de l’enseigne tout en offrant de nouveaux services, à savoir des offres de restauration sur place ainsi que le font actuellement la plupart des grandes enseignes de proximité (7). Pour d’autres secteurs comme la banque et l’assurance, la digitalisation accélérée de la relation client entraîne une remise en question des réseaux traditionnels d’agences. Pour contrer l’émergence des banques en ligne, LCL s’est néanmoins repositionnée sur une nouvelle identité de marque (« banque des villes »), partant du constat qu’un bon maillage reste utile face aux « néobanques » (8).
Dans tous les cas, le client aura le dernier mot. Autant, donc, le connaître par tous les moyens possibles. Pas à pas. Et localement, si nécessaire.
(1) https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00647452/document
(2) https://www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/mesurer-ancrage-local-un-enjeu-de-soutenabilite-entreprise-144928.html
(3) http://www.economiematin.fr/news-vincent-stellian-president-de-quietalis-nous-cumulons-envergure-nationale-et-souplesse-d-action-locale-
(4) https://www.capital.fr/entreprises-marches/les-secrets-de-la-reussite-de-picard-un-concept-unique-en-europe-1247804
(5) http://www.toute-la-franchise.com/news-373941-picard-s-attaque-au-marche-des-zones-rurales.html
(6) http://www.toute-la-franchise.com/interview-8362-picard-yvan-audiau.html
(7) http://www.toute-la-franchise.com/news-530342-alexandre-de-palmas-carrefour-proximite.html
(8) http://www.strategies.fr/actualites/marques/4017114W/le-nouveau-plan-d-attaque-de-lcl.html